Dürer, Albrecht: Biographie


Son Style

Albrecht Dürer ne fut que partiellement touche par la Renaissance italienne, et il se forgea un style extremement personnel. Les tableaux crees sous l'inspiration directe de l'Italie sont peut-etre les moins interessants de sa carriere, mais c'est sans doute a sa mentalite particuliere, qui lui fit adopter les elements italiens tout en leur resistant, que sont dus ses veritables chefs-d'oeuvre. Cela vaut aussi, en ce qui concerne tant les figures que les accessoires, pour ses gravures qui connurent une large diffusion. Il exerca une double influence sur l'art de son temps: en suscitant des reactions anticlassiques en Italie, en Espagne et en France, et en introduisant de nombreux motifs classiques en Allemagne, aux Pays-Bas, etc. Cette constatation nous permet d'apprehender plus precisement le role de trait d'union joue par Dürer entre le Nord et le Sud. Il s'avere en outre qu'il ne fit qu'effleurer en passant le classicisme du debut du XVIe siecle (bien qu'il lui accordat l'apport d'oeuvres aussi importantes qu'Adam et Eve, et d'autres gravures et peintures), et qu'il eut des contacts beaucoup plus etroits avec des courants anticlassiques.

C'etait un auteur spirituel, un homme d'une profonde religiosite, beaucoup plus proche des plus grands representants de l'humanisme dans l'entourage d'un Erasme que n'importe quel artiste italien; il parait ainsi remplir la tache devolue par les theoriciens a l'artiste des temps nouveaux.

Ses débuts

En un certain sens, Dürer etait l'heritier direct de Mantegna, dont il etudia attentivement les gravures et peut-etre aussi les peintures. Il est notoire que le role de truchement fut joue a son egard par Pirckheimer qui, a titre d'ami plus que de conseiller, assistait le peintre de ses connaissances mythologiques et erudites, et qui suscita aussi en lui le desir d'entreprendre un voyage d'etudes au Sud plutot qu'a Bruges ou a Gand. Mais Dürer tenait en outre a parfaire l'etude de la nature par l'observation de la realite, du paysage et des elements naturels; enfin il s'occupait de geometrie et de perspective, d'effets d'optique et de symboles, et y acquit une grande maitrise. Le voyage en Italie, qui dura de l'ete 1494 au printemps 1495, fut prophetiquement precede en 1493 par une gravure de nu feminin executee dans l'atelier de Schongauer lors d'un bref sejour a Bale. Le traitement de la forme feminine nue vue de dos s'emancipera de plus en plus chez Dürer sous l'influence de Jacopo de Barbari, de qui, a ce moment, il recevait l'aide la plus sure pour se rapprocher de l'art italien. Dans un projet de preface a son Traite des proportions du corps humain, il ecrit

"Je n'ai trouve personne qui ait ecrit sur les proportions du corps humain excepte un qui se nomme Jacobus, ne a Venise et qui est un excellent peintre. Il me fit voir un homme et une femme qu'il avait faits selon certaines mesures. A cette epoque il m'eut ete moins a coeur de voir des royaumes inconnus que de connaitre ses theories."
(Ephrussi, pp 66-67)
La rencontre eut lieu en 1494.

Sa première époque Italienne

L'annee 1494 fut donc celle de sa premiere prise de contact directe avec l'Italie: nous possedons des copies de gravures de Mantegna et meme, ce qui est plus important encore, de l'une de ses peintures (ou de dessins correspondants qui se trouvent a Padoue): le tableau de la Mort d'Orphee. Dürer copia en outre un dessin de Pollaiuolo et, ce faisant, temoigna d'un rare talent a se conformer entierement au modele et a reproduire son style avec toutes ses nuances. Lorsqu'il s'agit toutefois de la composition d'une scene mythologique, comme l'Enlevement d'Europe, il ne reste que peu de details d'emprunt (l'essentiel reside dans la representation des nus) et la scene s'integre dans un vaste paysage typiquement nordique avec de petites figures. L'influence italienne se marque peut-etre avec le plus de force dans le traitement du paysage (comme le releve Panofsky), dans l'unite et la clarte de son agencement, a l'instar des arriere-plans de la peinture venitienne; il devient donc architectonique, denotant un sens plus pousse de la perspective aerienne. Il convient aussi de se demander a propos de son paysage si Dürer n'a pas eu a cette epoque l'occasion de parcourir les carnets de note de Leonard de Vinci ou d'en avoir connaissance par un autre biais. Nous constatons en effet qu'il fit des etudes sur le degrade des couleurs en fonction de l'eloignement, sur l'attenuation des teintes avec la distance et dans le brouillard, et aussi sur les effets contrastes engendres par les tons extremement intenses des vallees tyroliennes et les arriere-plans accuses et limpides. Dürer se lanca sans doute dans le paysage proprement dit a son retour de Venise a Nuremberg quand l'artiste---probablement sous l'influence de peintres venitiens qui utilisaient des croquis analogues pour les arriere-plans de leurs tableaux---fixa des stations de sa traversee des Alpes par la Valsugana.

Influences

Dürer s'efforca tres rapidement de perfectionner les regles de la peinture italienne plutot que de les assimiler passivement. Il ressort non seulement de ses ecrits, mais aussi de ses etudes sur les proportions et les raccourcis, que des son second voyage en Italie (1505-1506) il tenta d'acquerir une connaissance aussi vaste que possible des differents systemes de perspective appliques par les ecoles les plus importantes.

On peut distinguer ici trois methodes: celle qui consiste a prendre des mesures directement d'apres nature comme l'avait fait Leon Battista Alberti; le systeme du quadrillage a trois dimensions employe apparemment pour la premiere fois par Mantegna et qui permet de ramener les formes humaines a des cubes et des parallelogrammes pour faciliter la representation de raccourcis; enfin le systeme de la construction perspective passant du plan a la vue cavaliere et au raccourci dont Piero della Francesca etait surement l'auteur, mais qui ne fut expose en detail que dans l'ouvrage de Cousin en 1560.

Il est de fait que nous rencontrons toutes ces methodes dans les ecrits et les dessins de Dürer. Selon la remarque attribuee a Michelange, qui avait eu entre les mains une edition, latine peut-etre, de l'Unterweysung der Messung mit dem zirckel und richtscheydt ("Instruction pour la maniere de mesurer avec le compas et l'equerre") son defaut etait de figer quelque peu les mouvements et les proportions du corps humain, alors qu'au contraire l'effort et la tension musculaire auraient du produire des distorsions. On pourrait dire egalement que Dürer reprit certes a son compte quelques idees de Leonard, mais sans les creuser ni apprecier a sa juste valeur leur signification revolutionnaire.

Leonard ne s'etait pas borne a representer d'apres nature les differentes postures du corps---notamment les dislocations et les mouvements---mais avait de plus recherche leurs lois intimes dans l'anatomie humaine. Dürer reprit l'idee---emanant probablement de Leonard---de l'indeterminabilite des proportions, puisqu'elles changent selon l'age et le sexe; mais il negligea ses observations sur la complexite des mouvements et leur correspondance reciproque dans une sorte de contraposte qui fait qu'un bras s'abaisse involontairement lorsque l'autre se leve, etc.

Il suffit de comparer les oeuvres de Dürer et des Neerlandais italianisants avec les tableaux du Correge (non seulement les peintures de plafond mais aussi les scenes mythologiques), pour apprecier la maturite a laquelle etaient parvenus les Italiens dans le traitement du nu. Le Correge en particulier agit a l'instar de Dürer, c'est-a-dire qu'il recueillit l'heritage de l'ecole de Mantegna; et il l'ameliora en y greffant la puissante flexibilite de Leonard de Vinci. Il rendit un hommage evident a la Leda de ce dernier dans l'allegorie qui se trouve actuellement a Londres, mais ou la deesse se tourne vers le spectateur avec une souplesse inattendue. Dürer eut l'occasion en 1503 d'etudier les dessins de Vinci et les oeuvres anciennes. Sa gravure d'Apollon et Diane de 1505 marie, pour reprendre les termes de Panofsky, le theme classique a la forme classique, pour la premiere fois chez lui.

Retour

A peine rentre a Nuremberg, en vue de demontrer sa formation classique, il y peignit Adam et Eve exactement comme en 1506 en Italie il avait peint Jesus au milieu des docteurs, tableau qui se trouvait autrefois a la gallerie Barberini et qui constitue une etude physiognomonique particulierement fouillee, decidement nordique.

Les rapports entre la Renaissance italienne et celle du Nord sont illustres par une lettre fameuse de Dürer, datant de 1506. Dürer ecrit de Venise, ou il etait revenu au bout d'une decennie: il y trouve alors la situation completement transformee et constate que son propre gout a lui aussi sensiblement evolue:

"J'ai beaucoup d'excellents amis parmi les Italiens qui m'engagent a ne pas manger et boire avec leurs peintres. Il est vrai que j'ai aussi beaucoup d'ennemis qui copies mes ouvrages dans les eglises partout ou ils les trouvent [...] Ce qui me plaisait il y a onze ans ne me plait plus aujourd'hui, et si cela ne m'etait arrive a moi-meme, je n'en aurais cru personne qui me l'aurait raconte."

Ce a quoi Dürer fait allusion exactement est incertain, mais il est evident qu'il eut l'impression d'un changement de style radical qui le concernait egalement, et qu'il avait lui-meme contribue a provoquer si l'on songe a la celebre gravure d'Adam et Eve de l'an 1504, qui exerca une extraordinaire influence et aida meme certains Italiens a trouver le ton nouveau du Cinquecento. Il prononce en outre une sorte d'autocritique indirecte dans le jugement desormais negatif qu'il porte sur Jacopo de' barbari:

"Il faut que tu saches aussi qu'il y a ici des artistes qui ont beaucoup plus de talent que maitre Jacobo. Anton Kolb [negociant de Nuremberg qui accompagnait Dürer lors de ce voyage] jure ses grands dieux qu'il n'y a pas de meilleur peintre en terre etrangere que Jacob. D'autres se moquent de lui, et disent qu'il aurait du rester ici, s'il etait bon, et ainsi de suite."

Il convient de se demander dans ce contexte ce qu'il serait devenu de Dürer et de la peinture venitienne s'il avait pu s'arreter plus longuement a Venise (et si, ajoutons-le, la confrerie des peintres locaux ne lui avait pas tant cherche noise, car elle l'avait en fait "cite trois fois devant le juge" et avait exige de lui quatre florins pour son activite; ou bien si, au lieu de peindre le retable du Fondaco dei Tedeschi pour les Fugger, il avait accepte les nombreuses commandes privees). Quoi qu'il en soit, son influence sur l'Italie ne fut pas amoindrie, meme si, apres ces experiences, il se detacha de l'environnement direct de la Renaissance italienne: en 1515 Raphael lui adressa en present un dessin de figures nues; et peu de temps apres---nous l'avons vu---les gravures de Dürer furent transposees en fresque non par un copiste depourvu d'imagination, mais par un aussi grand maitre que Pontormo qui entreprit ainsi une grandiose tentative de marriage des cultures des deux cotes des Alpes.

La Gravure

Naturellement, Dürer se heurtait aussi a un probleme particulier lie en grande partie au perfectionnement tant technique qu'iconographique de la gravure sur bois et sur cuivre, et qui avait surgi au moment ou l'illustration de livres fut erigee en genre artistique autonome. Avec Wolgemut, dans l'atelier de qui il travaillait, il publia les premieres collections de livres illustres: le Schatzbehalter (1491) et la Weltchronik de Hartmann Schedel (1493), cette derniere avec 652 gravures sur bois, la plupart de grand . Ici il convient de remarquer surtout la tres riche tonalite due aux tailles et aux hachures correspondantes et il est evident qu'elles rivalisaient avec la peinture dans l'obtention d'effets plastiques, l'illusion de profondeur et la distribution des lumieres et des ombres. En ce domaine il etait d'ailleurs obligatoire de respecter un certain traditionalisme du style ou du moins de l'iconographie, ce qui ressort du fait que les gravures sur bois destinees aux Epistulae beati Hieronymi de Nicolas Kessler, qui remporterent tant de succes, sont relativement conservatrices par rapport aux dessins provenant de l'atelier de Schongauer a Bale. En etudiant scrupuleusement les gravures italiennes, Dürer se proposait d'ameliorer sa technique.

La gravure, en Italie, etait devenue un tres vaste champ experimental, stylistique comme iconographique, et la volonte d'y transferer l'experience picturale, en particulier dans la gravure sur cuivre, avait cree un nouveau type d'expression graphique: la recherche de mouvement d'un Pollaiulo, associee a l'etude des vases peints ancients, se transforme en un contour agile et dynamique; l'intensite dramatique de Mantegna en une volumetrie prononcee des formes, avec de vigoureux effets de clair-obscur, et une durete et une severite intentionnelles. Dans cette orientation picturale qui comprenait la recherche d'effets tridimentionnels, atmospheriques, d'ombre et de lumiere contrastees, ou de clair-obscur, on doit rappeler la tentative de Vinci, relatee par Giovio, pour user d'impressions multiples en vue de la naissance d'une illusion de volume; et dans l'ecole de Raphael, la production de xylographies a plusieurs couleurs qui semblent de veritables dessins sur papier peint.

Dürer a certainement ete impressionne par cet usage pictural de la gravure, et apres son deuxieme voyage en Italie, c'est-a-dire avec la connaissance directe de la peinture tonale, il reussit, au moyen d'une technique tres elaboree, fondee principalement sur de tres petites lignes tres rapprochees et croisees, a creer des gravures presque en clair-obscur, ou la lumiere est affaiblie et quasi nocturne (surtout la representation de Saint Jerome dans son cabinet ou la fameuse Melancolie, et apparait comme un desir plus que comme une presence reelle; les ombres acquierent un caractere predominant et dramatique; et l'action humaine, comme dans les paysages d'Altdorfer, est dissoute. Une fois encore, la sensibilite introspective, presque psychanalytique du Nord trouve dans la technique italienne un moyen d'expression pertinent et stimulateur. L'harmonie des spheres, qui a Venise etait devenue harmonie de couleurs, associees par affinite et non par contraste, et passage modere de la lumiere a l'ombre, se fait avec Dürer disharmonie radicale entre l'espoir et la condition humaine, entre la grace (necessairement representee par la lumiere) et son absence (qui se revele, symboliquement, dans les compositions ombreuses); ainsi l'existence de l'homme et de la nature se trouve-t-elle projetee a un bas degre de l'echelle des etres (selon les vues traditionnelles de la cosmologie concue comme echelle hieratique), ou la matiere est, avec difficulte et dans une mesure limitee, vivifiee, a l'interieur et a l'exterieur, par la limiere divine.


© 22 Jun 1996, Nicolas Pioch - Top - Up - Info

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